Texte du Podcast
par Francis Kohn – Postulateur de la cause de canonisation du Serviteur de Dieu Pierre Goursat
Vie communautaire et communion fraternelle
Dans un précédent enseignement, j’ai souligné qu’une conséquence directe de l’effusion de l’Esprit avait été pour Pierre Goursat le « don des frères ». En sortant du week-end à Troussures en février 1972, Pierre et Martine Laffitte disent qu’ils se sont reconnus comme « frère et sœur », alors qu’ils se connaissaient peu jusqu’alors et qu’ils étaient l’un et l’autre très différents de par leur âge, leur éducation, leur cheminement spirituel. C’est l’Esprit Saint qui les réunit de façon mystérieuse et leur inspira le désir de se retrouver chaque soir pour prier ensemble. Dès mai 1972, d’autres personnes furent, elles aussi, embarquées dans cette grande aventure des premiers groupes de prière où la vie fraternelle était très intense et palpable.
Dans cet entretien, j’aborderai 7 points différents.
-1) La communauté, lieu de sanctification pour se soutenir dans un contexte difficile
Dans la vie spirituelle, on “tourne en rond” et on recule si on ne va pas de l’avant. Pierre Goursat affirmait : « Il faut avancer, et on ne peut pas avancer tout seul ; mais ensemble, on peut vraiment avancer »[1]. Il rappelait souvent qu’un chrétien isolé est en danger, mais qu’à l’inverse, « un frère soutenu par un frère est une ville fortifiée » (cf. Pr 18, 19). Pierre avait une conscience aiguisée de la force du combat spirituel qui s’attaquait à l’Église et au monde :
« Nous sommes dans un drame cosmique ; il y a un combat spirituel intense. Certains n’ont peut-être pas tout à fait compris l’intensité de cette bataille qui est une bataille d’amour »[2].
Le combat spirituel est en effet une réalité incontournable de la vie chrétienne. Plus notre détermination à suivre le Seigneur est grande, plus l’ennemi nous attaque. St Paul écrit : « Ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes » (Ep 6, 12). C’est pourquoi, comme St Paul l’explique dans les versets suivants, ce n’est pas avec les armes du monde, mais avec celles du Seigneur, que nous devons combattre l’Adversaire.
Pierre Goursat soulignait que le nom « Emmanuel », « Dieu avec nous », qui avait été reçu dans la prière en 1973, évoque la présence agissante et protectrice de Dieu, qui – dans l’Ancien Testament – marche au milieu de son peuple et combat avec lui.
Pierre savait que dans une société postchrétienne, telle que la nôtre, il est très difficile – voire impossible – d’être fidèle à l’Évangile et de tenir bon, d’avancer à contre-courant des idéologies et des modes de vie, qui sont incompatibles avec le message chrétien. Il considérait la vie fraternelle comme une aide indispensable pour progresser dans la vie chrétienne. Dans ses enseignements, Pierre a souligné ce point à plusieurs reprises. Il disait : « Le Seigneur veut que nous vivions en communauté, il veut vraiment qu’on ait l’appui des frères »[3].
Pierre soulignait l’importance de s’appuyer concrètement les uns sur les autres :
« Il faut que tous ensemble on se porte les uns les autres, parce que tout seul on ne s’en sort pas, mais tous ensemble on tient. C’est vraiment “Emmanuel, Dieu avec nous” »[4].
Ensemble, fortifiés par une vie fraternelle animée par la charité, il est plus facile de renoncer aux tentations de la vie mondaine et superficielle où nous entraîne la société de consommation, individualiste, dans laquelle nous vivons. Nous venons puiser dans la vie communautaire les forces spirituelles nécessaires pour vivre en chrétiens au sein de nos activités quotidiennes et témoigner de notre foi.
Pierre Goursat prenait parfois l’image de la montagne pour expliquer que nous sommes comme des alpinistes qui doivent être encordés lorsqu’ils entreprennent de gravir de hauts sommets. Si l’un d’entre eux « dévisse », dérape, il reste attaché aux autres, ce qui lui évite de tomber dans une crevasse. Le soutien de la vie communautaire assure cette protection et nous permet, ensemble, de poursuivre notre marche et de progresser vers les sommets de la sainteté.
La vie fraternelle en communauté est d’abord un lieu de sanctification, où nous venons nous plonger dans la prière et nous former. La vocation de la Communauté de l’Emmanuel est précisément de permettre à chacun de nous de « vivre dans le monde, sans être du monde », comme Jésus nous y invite : « Ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi, je n’appartiens pas au monde » (Jn 17, 14).
Depuis le début de son pontificat, le pape François ne cesse de nous exhorter à fuir la « mondanité » qui nous éloigne de notre vocation de chrétiens et affadit notre témoignage.
St Paul nous y exhortait déjà quand il disait :
« Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Rm 12, 2).
Vivre en chrétiens dans ce monde, tel qu’il est, avec ses dérives et ses dangers, mais aussi ses attentes et ses aspirations, implique que nous fassions des choix, parfois difficiles, pour mettre le Seigneur en premier dans notre vie. Nous devons donc hiérarchiser nos priorités afin d’avoir une vie de prière et sacramentelle régulière et de privilégier les différents rendez-vous communautaires qui nous sont proposés : réunions de maisonnées, week-ends de formation, activités d’évangélisation… Il nous faut pour cela parfois renoncer à des sollicitations qui ne sont pas mauvaises en soi, comme des réunions de familles, des relations amicales, des loisirs… Pierre insistait sur l’importance de ces discernements à poser en permanence, parce qu’ils manifestent notre détermination à suivre le Seigneur.
Pour Pierre Goursat, la Communauté n’était pas une fin en soi, mais un moyen pour permettre au plus grand nombre d’avancer sur la voie de la sainteté et de servir l’Église. Il disait : « L’engagement dans une communauté de vie non résidentielle, ce n’est pas ça l’important, ce n’est que le moyen ! Le but, l’important, c’est l’union à Dieu »[5]. Pour lui, la charité et la qualité de notre vie fraternelle étaient les fondements sur lesquels la Communauté devait s’édifier et se développer. C’est pourquoi, il attendit plusieurs années avant de commencer une “communauté de vie” pour qu’elle soit le fruit d’une véritable communion spirituelle. Il expliquait aux membres du Renouveau comment passer d’un groupe de prière à une vie communautaire en prenant le temps d’établir ces bases solides :
« Il faut vraiment, disait-il, que vos groupes de prière soient chaleureux et pleins de charité pour que petit à petit naissent au milieu de ces groupes de prière quelques âmes qui sentent un appel à la vie communautaire. Mais cela, c’est le temps du Seigneur. Il ne faut pas devancer le Seigneur, il faut attendre » […]. Et il ajoutait : « S’il n’y a pas d’amour, c’est comme s’il n’y avait pas d’essence dans une voiture : ça ne marchera pas »[6].
-2) Une étape importante durant l’été 1976 : le voyage aux États-Unis et la retraite des « trois semaines »
En 1976, il n’y avait alors qu’une seule “maisonnée résidentielle”, qui s’était constituée autour de Pierre en octobre 1974 à Gentilly, et qui l’année suivante, avait été élargie et transférée à Paris, rue Gay-Lussac. Pierre Goursat pense alors qu’il est temps de franchir une nouvelle étape, en proposant d’ouvrir cette vie communautaire à d’autres. Il y songeait depuis longtemps, mais attendait que ce désir mûrisse dans le cœur de ses frères et sœurs. Il était attentif au cheminement personnel de chacun et ne voulait pas constituer une communauté sur des critères humains, mais être certain que cela corresponde à la volonté de Dieu. Il a alors l’idée de proposer aux membres des groupes de prière de l’Emmanuel et du Renouveau français, un voyage aux États-Unis pour visiter plusieurs communautés, en particulier celle d’Ann Arbor. Deux voyages sont organisés du 27 juillet au 23 août, qui rassemblent environ 80 personnes. Les participants sont profondément touchés par la puissance de la louange, la radicalité des choix de vie et la charité vécues dans ces communautés américaines.
Pierre rentre à Paris avec cette conviction qu’il est possible d’ouvrir la vie communautaire à un grand nombre. Au retour, pour que ce ne soit pas un “feu de paille”, il propose à plus de 40 personnes de participer à Paris à une retraite. Nous nous retrouvions chaque soir après le travail, de 18h à 22 heures, ainsi que les week-ends. La soirée commençait par un long temps de louange, puis des enseignements étaient donnés par Pierre, Martine Laffitte, et plusieurs d’entre nous. Pierre expliquera plus tard :
« On demandait tous les jours au Saint-Esprit de nous indiquer ce qu’il fallait dire. On ne préparait rien. Le Saint-Esprit le donnait chaque jour. Les uns et les autres parlaient à tour de rôle. C’était vraiment charismatique : tout était donné. Vraiment, c’était une chose assez forte. Cela nous a bien soudés »[7].
Après l’enseignement on mangeait un sandwich en échangeant, les hommes d’un côté, les femmes, de l’autre, pour se dire comment chacun percevait l’appel du Seigneur et désirait y répondre. La soirée se terminait par un temps d’adoration, tous ensemble. Nous avions une grande joie à nous retrouver ainsi tous les soirs. Les deux week-ends furent l’occasion de mieux nous connaître, de prier plus longuement ensemble et de nous mettre tous ensemble à l’écoute de l’Esprit Saint dans une profonde communion spirituelle. Pierre nous rappelait qu’il fallait aller à l’essentiel, qu’il y avait une certaine urgence à répondre à l’appel du Seigneur, avec une certaine radicalité, et en même temps qu’il fallait s’enraciner dans le Seigneur.
A la fin de la retraite, Pierre proposa à ceux qui le désiraient de s’engager dans cette vie de communauté. Tous les participants donnèrent leur accord. Très rapidement elle fut ouverte à d’autres personnes qui fréquentaient les groupes de prière de l’Emmanuel. Alors que la communauté était en germe depuis 4 ans, cette retraite en constitua l’acte et le moment fondateur. C’est alors que furent mis en place les rencontres communautaires de prière et de formation chaque mois, les maisonnées et l’accompagnement personnel, que Pierre Goursat considérait nécessaires pour nous soutenir mutuellement et pour construire la Communauté sur des bases solides.
-3) La maisonnée et l’accompagnement personnel, piliers de la vie communautaire
-a) La maisonnée :
Pour la vie communautaire, Pierre a toujours voulu, sauf de rares exceptions bien discernées en vue de la mission, que les familles ne vivent pas ensemble, ou avec des laïcs dans la même maison, afin de respecter la vie des couples et pour que les parents assument pleinement leur responsabilité d’éducation vis-à-vis de leurs enfants. Il a eu la même vigilance par rapport à la mixité. Comme au début, les célibataires étaient majoritaires, des étudiants et “jeunes professionnels”, il y avait de nombreuses “maisonnées résidentielles”, différentes pour les garçons et pour les jeunes filles.
Pierre Goursat avait une grande fidélité pour les réunions de maisonnées, et après avoir quitté sa charge de modérateur, il en avait même 2 ! Outre sa maisonnée « officielle », il tenait en effet à participer aussi à celle des prêtres de la paroisse de la Trinité, la première paroisse qui fut confiée à Paris à la Communauté en 1986.
Le partage que nous vivons chaque semaine en maisonnée a pour objectif de nous centrer sur la parole de Dieu, de nous témoigner comment elle agit en nous et nous convertit, de nous encourager à être fidèles à la prière, à la messe et aux sacrements. Si nous vivons nos réunions de maisonnée dans un climat de prière, de confiance mutuelle, de non jugement les uns envers les autres, elles sont alors un lieu de sanctification et d’échanges fraternels bienfaisants. Nous pouvons dire sobrement ce qui nous habite, sans que nous ayons à raconter toute notre vie. La maisonnée est aussi l’occasion de confier nos difficultés, nos découragements aux frères qui nous entourent, et de demander leur prière.
Soulignant l’importance d’avoir un regard miséricordieux sur nos frères et sœurs de communauté, Pierre disait :
« C’est l’amour miséricordieux de Jésus qui envoie les frères qui prient sur nous. Alors ça, n’hésitez pas, si vous sentez une gêne ou n’importe quoi, à bien le dire à votre accompagnateur et il sentira le moment voulu et les uns et les autres prieront sur vous et vous serez dans la joie et dans la paix »[8].
-b) L’accompagnement :
Nous ne pouvons pas toujours exprimer tout ce que nous vivons à notre chef maisonnée. Pierre faisait le lien avec l’accompagnement et expliquait :
« Quand le chef de maisonnée prend des décisions, il met un peu les gens à leur place. Mais on craint toujours qu’il voit trop par le for externe et qu’il décide telle ou telle chose. Et [si] une personne n’est pas trop en confiance, ou est timide, n’ose rien dire, finalement, elle est blessée ou elle est un peu écrasée. Ou elle n’est pas tout à fait à sa place, elle est comprimée. Et c’est pourquoi il y a donc ces accompagnateurs, à qui on peut s’exprimer, on peut râler, on peut dire : “Écoute, c’est très gentil. Mais moi, je suis complètement coincée […] entre deux et je n’ai plus ma place !”. Alors tout ça, elle peut le dire gentiment et sans ressentiment [à son accompagnateur] »[9].
Pierre Goursat considérait l’accompagnement fraternel, que nous vivons dans la Communauté, comme essentiel. Il expliquait :
« L’accompagnement spirituel, c’est très important parce qu’on ne peut pas se sanctifier tout seul. Surtout dans le monde où nous sommes, on ne peut pas s’en sortir tout seul. Et si on n’est pas ensemble, on dégringole »[10].
Dès l’origine de la Communauté, Pierre Goursat a fixé comme règle pour l’accompagnement, que les hommes soient accompagnés par des hommes, les femmes par des femmes, et les couples par des couples. Pierre a voulu séparer les fonctions d’autorité et d’accompagnement, afin de bien distinguer ce qui relève du for externe et du for interne, ce qui n’était pas le cas dans la plupart des communautés charismatiques américaines ou françaises dans lesquelles des responsables avaient un rôle de conseil sur des personnes qui dépendaient d’eux. Cette distinction importante est une règle essentielle de l’Église. Le for interne concerne l’appréciation d’un acte par rapport à sa conscience personnelle, tandis que le for externe s’applique à ce qui peut être partagé et discerné sur des critères objectifs externes : par exemple, le rythme de vie, la prière, la participation régulière à la messe, la vie fraternelle, les engagements apostoliques. Par sa grande expérience, Pierre connaissait bien la nature humaine et ses faiblesses, mais avait une profonde espérance sur les personnes. Il réunissait souvent tous les accompagnateurs pour les former et les aider en reprenant des situations vues en accompagnement, sans pour autant citer les personnes pour garder la confidentialité.
Pierre précisait que l’accompagnateur ne remplace pas le directeur spirituel mais qu’il a un rôle complémentaire. Prenant la comparaison du rôle du médecin et de l’infirmière, il disait :
« L’accompagnateur est au père spirituel [ce que] l’infirmière [est] au médecin. Le médecin, vous fait une belle ordonnance, et puis après, il s’en va. En général, on achète les médicaments, parce que ça ne coûte pas cher, il y a la Sécurité Sociale, et puis on ne les prend pas […]. Il faut donc que l’infirmière soit là pour dire : “Mais il faut faire une piqûre ou il faut vraiment prendre les médicaments régulièrement” »[11].
Et comme au début du Renouveau certains prêtres ne comprenaient pas le sens de l’accompagnement, tel qu’on le vit dans la Communauté, Pierre reprenait cette même comparaison dans un autre enseignement. Il expliquait : « Alors se profile au loin, l’ombre du père spirituel qui dit : “Mais enfin, qu’est-ce que c’est que ces accompagnements ? Ça ne va pas du tout. Moi, je suis votre directeur spirituel. Je ne comprends pas ça. C’est très dangereux d’abord » […]. Pierre poursuivait ainsi : « Eh bien, vous lui répondrez : “Mais mon Père, mais ce n’est pas ça du tout. Vous êtes le père de nos âmes. Vous êtes le médecin de l’âme”. Et puis prenez un [ton théâtral] : “de l’âââme”. Et vous lui direz : “Et nous nous sommes simplement des infirmières, nous appliquons votre traitement ! Parce que je vous dis entre nous : eh bien, ils n’appliquent pas votre traitement [ces personnes que vous recevez en direction spirituelle]. Ils viennent vous voir toutes les trois semaines avec une nouvelle ordonnance. Mais ils n’ont rien pris dans l’intervalle. Ils les envoient à la poubelle ! »[12].
On voit que Pierre respectait bien cette direction spirituelle pour ceux qui en avait et l’accompagnement dans la communauté et les lier l’un à l’autre, en faisant cette différence entre le for externe et le fort interne.
Pierre utilisait l’image des galets que charrie la mer, pour montrer que dans la vie communautaire et fraternelle nous nous laissons façonner par Dieu en nous frottant les uns aux autres. A propos de l’accompagnement, il disait :
« C’est le sacrement des frères qui s’appuient les uns sur les autres et se contrôlent les uns les autres. C’est aussi une source de sainteté, car comme disait St Jean de la Croix, les frères sont mis ensemble pour se cogner comme des petits cailloux dans la mer, pour se polir les uns les autres. On arrive à devenir très polis ! » (Rires) Et il ajoutait : « Ce n’est pas [une œuvre humaine], c’est une grâce »[13].
Pierre avait beaucoup d’humour et aimait jouer sur les mots. J’explicite pour ceux d’entre vous qui ne sont pas de langue française. En français, le mot « poli » que Pierre utilisait ici, désigne à la fois une personne courtoise qui observe les usages de la société et un galet qui est rendu lisse et luisant quand il est frotté avec d’autres dans l’eau !
-4) L’amour fraternel est le fondement et le ciment de toute communauté chrétienne
St Luc, l’auteur des Actes des Apôtres, relate le long discours que St Pierre adressa le jour de la Pentecôte à ceux qui étaient présents à Jérusalem pour cette grande fête juive. Il les invitait à la conversion et à se faire baptiser dans l’Esprit Saint. Et voici les fruits de sa prédication : « Ce jour-là, environ trois mille personnes se joignirent à eux » (Ac 2, 41). On le voit, les premiers fruits visibles de la Pentecôte sont l’entrée dans l’Église de milliers de personnes. Et juste après, St Luc ajoute :
« Ils étaient assidus à l’enseignement des Apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières […]. Tous les croyants vivaient ensemble, et ils avaient tout en commun […]. Chaque jour, d’un même cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple, ils rompaient le pain dans leurs maisons, ils prenaient leurs repas avec allégresse et simplicité de cœur ; ils louaient Dieu et avaient la faveur du peuple tout entier. Chaque jour, le Seigneur leur adjoignait ceux qui allaient être sauvés » (Ac 2, 42-46).
Puis, en Ac 4, 32, il est écrit : « La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme ». La communion fraternelle, manifestée par l’unité des cœurs, était donc la marque distinctive de la première communauté chrétienne. Elle doit être aussi le signe qui doit caractériser l’authenticité de toute communauté, comme la nôtre, au-delà de la diversité des personnes qui la constituent.
Lors de la Cène, Jésus avait dit à ses Apôtres : « A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13, 35). Tous ceux qui rejoignaient l’Église naissante étaient touchés par l’unité des premiers chrétiens. Ainsi, Tertullien, qui vécut à la fin du IIème et au début du IIIème siècles, témoignait que les païens se convertissaient en voyant l’amour qui régnait entre les chrétiens. Ces païens disaient : « Ne voyez-vous pas comme ils s’aiment ? »[14].
Dans son Exhortation apostolique Redemptoris Missio, (la Mission du Rédempteur), publiée le 7 décembre 1990, Jean-Paul II écrivait : « Avant même d’être une action, la mission est un témoignage et un rayonnement » (n° 26). C’est bien cette communion fraternelle, source de l’unité, qui rend une communauté attractive et évangélisatrice. Nous pouvons témoigner du Christ avec la plus grande assurance, mais si ce témoignage de notre parole n’est pas fondé et corroboré par notre témoignage de vie, il ne sert à rien. C’est d’abord le témoignage qui rayonne, que nous vivons avec le Christ, et alors notre parole porte et peut avoir un impact sur ceux qui nous écoutent.
Pierre Goursat en avait une vive conscience et nous exhortait vivement, en disant :
« La Communauté, c’est d’abord une communauté d’amour, d’affection spirituelle entre nous. Et cela est essentiel, parce que si nous n’avons pas d’amour les uns pour les autres, nous sommes des menteurs. On ne peut pas aimer Dieu si on n’aime pas son prochain. Vous le savez tous, mais il ne faut jamais l’oublier »[15].
-5) La vie communautaire, une école d’humilité et de charité
St Paul donne ces conseils utiles à la vie fraternelle : « Revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire » (Col 3, 12-13). J’aime bien ce « supportez-vous les uns les autres », parce que se supporter dans le sens où quelqu’un nous agace, on prend sur nous pour dépasser, mais c’est aussi au sens d’un supporter qui va acclamer son équipe et la supporter par sa ferveur. Donc nous sommes des supporters les uns des autres, non seulement pour accepter les choses qui ne sont pas toujours agréables dans la vie commune, mais surtout pour encourager les autres. Il dit aussi : « Mettez-vous, par amour, au service les uns des autres » (Ga 5, 13).
Pierre Goursat considérait précisément la communauté comme une école d’humilité et de charité. Il nous invitait à vivre la charité, l’abnégation et le don de soi dans les multiples occasions que procure la vie communautaire, les services qu’on peut nous demander : « C’est important, disait-il, d’accepter des petits services à droite, à gauche, ce qu’on nous demande de faire, parce que cela crée dans la communauté un amour, une joie, une vraie charité »[16].
Pierre nous encourageait toujours à la bienveillance, à porter un regard positif sur les autres, à nous réjouir des dons et des qualités que nos frères et sœurs avaient reçu, sans chercher à nous comparer. Il savait mettre en valeur les qualités des autres et avait la capacité de solliciter le meilleur de ceux qui l’entouraient. Un homme marié écrit : « Pierre avait le don des frères […]. Il faisait toujours ressortir le bien chez les frères ». Une femme célibataire précise : « Pierre est un exemple par son humilité… Son amour pour tous ceux qu’il mettait en valeur ; il ne prenait pas la première place, […] ce n’était pas un leader qui écrasait, c’était un leader qui mettait en place tous les petits qui lui étaient confiés ».
Pierre se comportait comme un frère parmi ses frères. Dans sa manière d’exercer le gouvernement de la Communauté, il nous aidait à donner le meilleur de nous-mêmes au service des autres. Par son discernement affiné, il savait nous confier les services ou responsabilités qui nous convenaient et nous poussait à développer des talents que nous ignorions. Par son humilité et sa grande disponibilité à l’Esprit Saint, Pierre nous apprenait à ne pas nous prendre au sérieux et à ne pas compter sur nos seules forces humaines, à ne pas nous approprier la mission qui nous avait été confiée, mais à nous abandonner à Dieu.
Depuis sa jeunesse, Pierre avait une santé très précaire et des forces physiques limitées. Il s’appuyait sur ses frères et sœurs de communauté. Il était souvent l’inspirateur de projets à mettre en œuvre, qui étaient le fruit des nombreuses idées et intuitions qu’il avait reçues dans la prière, mais il savait déléguer et faire confiance à ses collaborateurs.
Je voudrais souligner un point que j’ai mentionné dans l’enseignement sur l’humilité, qui se manifestait concrètement dans la vie fraternelle : la discrétion et la simplicité de Pierre. Aujourd’hui, la Communauté de l’Emmanuel est bien connue, voire reconnue dans l’Église, mais peu de gens connaissent le nom de son fondateur ! C’est que Pierre Goursat n’a jamais voulu se mettre en avant. De nombreux frères et sœurs en témoignent. L’un dit : Pierre « n’a jamais voulu se faire passer pour un gourou ». L’autre affirme : c’était « un homme délicat et humble qui ne jouait jamais au patron en faisant sentir une supériorité quelconque, mais était toujours effacé, caché et recherchait plutôt la dernière place ». C’était vrai durant les rencontres communautaires, comme dans la vie de tous les jours. Lorsqu’il était invité dans une famille, il était attentif à chacun, s’intéressait aux enfants, partageait avec une grande simplicité le repas.
Un prêtre de la Communauté précise : « Il n’y avait aucun culte de la personnalité de notre fondateur mais une grande affection de ceux qui le connaissaient ». Une jeune fille qui cheminait dans la Communauté fut très surprise lorsqu’elle rencontra Pierre pour la première fois sur la Péniche : « J’ai été frappée, dit-elle, par la simplicité de vie de Pierre qui vivait là dans quelques mètres carrés. Je me suis dit : “Ça ne peut pas être un gourou qui vit aussi simplement !” ». Un évêque français fut, lui aussi, profondément marqué par sa première rencontre avec Pierre, par « cet aspect de simplicité, d’effacement, de dépossession ». Il dit : « Il n’avait pas l’allure d’un chef, mais il était dépossédé de lui-même, abandonné à la grâce ».
-6) Tout mettre en œuvre pour préserver le précieux don de l’unité
Pierre avait le souci que, chacun à notre place, nous devenions les « pierres vivantes » de cet édifice spirituel que Dieu construisait à travers la communauté naissante. Il affirmait :
« Ces pierres vivantes ne peuvent se constituer que si la pierre d’angle – qui est Jésus-Christ, qui a été rejetée par les bâtisseurs – nous la mettons comme pierre de faîte. Et alors c’est avec cette pierre qu’on construit tout, parce qu’elle unit tout, unifie tout. Et si l’Esprit Saint n’est pas là pour unir la communauté, c’est une explosion. Une explosion et un rabougrissement » et il ajoutait : « C’est ça, la grâce de la communauté »[17].
Pierre soulignait que la charité fraternelle, qui est un fruit de l’Esprit Saint, constitue le ciment de cette unité : « S’aimer les uns les autres comme Dieu nous a aimés, ça ne paraît pas facile […], mais l’Esprit Saint nous aime et nous sommes unis par lui. Alors c’est facile ! »[18]. Il s’étonnait que la Communauté tienne bon, grandisse et s’affermisse, alors que tout opposait humainement ses premiers compagnons qui avaient des caractères bien trempés. Il s’émerveillait de cette unité que l’Esprit Saint opérait parmi nous et il en remerciait le Seigneur. Il expliquait :
« Avec la Pentecôte, [le Seigneur] nous plonge dans l’amour les uns avec les autres […]. Ce qui est étonnant, c’est de voir que le Saint-Esprit nous unit. On a l’impression qu’on est une gerbe et que la gerbe est liée ; et si jamais cette gerbe se déliait, tout tomberait, mais avec le Saint-Esprit tout tient »[19].
Pour Pierre Goursat la non critique était une « règle d’or ». Afin de préserver ce don précieux de l’unité, il veillait à désamorcer tout début de discorde. Né dans une famille d’humoristes, il savait que l’ironie peut blesser profondément et dégénérer en malveillance, entraînant des conséquences néfastes et durables. Pierre invitait chacun à « mettre un frein à sa langue » (cf. Jc 1, 26) et à bannir le commérage qui est source de zizanie et de divisions. Il faisait la distinction entre “l’esprit critique”, qui est positif et permet d’analyser les situations, et “l’esprit de critique”, qui porte un jugement de valeur négatif sur les personnes. La seule règle qu’il ait imposée aux membres de la Communauté est de ne jamais critiquer… même en plaisantant ! Il était intransigeant sur ce point et n’hésitait pas, quand il le fallait, à pratiquer la correction fraternelle. En quoi consiste-t-elle ? Commentant le chapitre 18 de l’évangile de Matthieu, Benoît XVI expliquait :
« L’amour fraternel comporte un sens des responsabilités réciproques, si bien que, si mon frère commet une faute contre moi, je dois faire preuve de charité envers lui et, avant tout, lui parler personnellement, lui faisant remarquer que ce qu’il a dit ou fait n’est pas bien. Cette manière d’agir s’appelle la correction fraternelle : ce n’est pas une réaction à l’offense subie, mais c’est un geste d’amour pour son frère »[20].
La correction fraternelle doit donc être faite par amour afin d’aider nos frères et sœurs à se convertir, à être en vérité. Il ne s’agit pas de les juger ou de les condamner, mais de les aimer avec cette bienveillance et cette miséricorde que le Christ a pour chacun de nous. Elle implique de notre part beaucoup d’humilité et de charité, de patience et de miséricorde. Je vais vous donner un exemple pour montrer comment Pierre pratiquait la correction fraternelle. Ayant entendu dire qu’une sœur avait tendance à beaucoup critiquer, il la fit venir à la Péniche et lui dit : « Si tu continues, ta place n’est pas dans la Communauté ! ». Cette fermeté de Pierre fut salutaire à cette sœur qui témoigna ensuite que cela l’avait aidé à changer de comportement.
La bienveillance et la charité que Pierre Goursat cherchait à susciter au sein de la communauté de l’Emmanuel, il voulait aussi la vivre avec les autres groupes de prière et communautés nées dans le Renouveau charismatique, à une période où des tensions étaient apparues. Pour promouvoir la bonne entente entre tous, éviter la concurrence et les jalousies, il a proposé aux différents responsables une “charte de la charité” par laquelle chacun s’engagerait à ne pas critiquer les autres communautés et à en dire du bien.
Dans un article d’Il est Vivant ! intitulé L’exercice de la charité, qu’il avait longuement mûri dans la prière, Pierre exposait le processus spirituel qui nous permet de nous réjouir des dons reçus par les autres et comment progresser sur la voie de l’unité. Je vous invite vivement à lire dans son intégralité cet article publié en juillet 1978 (n° 19) qui, je le pense, sera en mis en ligne dans sur le site « Pierre Goursat et ses frères ». En voici quelques extraits :
« Le plus souvent, c’est par exagération négative que l’on pèche, non par erreur ou mensonge. Ce qu’on a vu est vrai, mais on a grossi démesurément un détail au détriment de l’essentiel. N’oublions pas que la lucidité sans l’Amour, c’est le regard du démon, non celui de Jésus […]. L’Esprit Saint […] nous apprend à voir avec d’autres yeux que ceux de la raison humaine […]. Ainsi, peu à peu, nous aimons regarder nos frères, heureux de découvrir en eux le travail de la grâce chaque jour plus profond […]. Leurs faiblesses sont alors relativisées, retrouvant leur juste place ; et si elles existent toujours, elles ne bouchent plus la vue… C’est vraiment le Seigneur que nous voyons peu à peu vivre en nos frères et s’exprimer par eux. Ainsi, parce que nous nous savons misérables et pardonnés, nous devenons indulgents pour la misère des autres : nous devenons miséricordieux. Et si nous étions tentés une fois ou l’autre de nous glorifier de certains succès, le constat évident de notre indignité et de notre péché nous en dissuaderait aussitôt […]. Cette surabondance d’amour nous emplit de joie et d’action de grâces parce qu’elle ouvre notre cœur […] ; et nous ne pouvons le suivre si nous gardons notre cœur endurci par la critique et nos yeux fixés sur tout ce qui ne va pas autour de nous […]. Cette exultation intérieure […] efface de notre cœur toute trace de crainte ou de jalousie, fait disparaître tout désir de nous comparer aux autres […]. Dans l’Esprit Saint, la concurrence disparaît : elle devient encouragement et émulation dans l’Amour […].
Le temps que nous passions auparavant en critiques et en paroles vaines, nous devrions dès aujourd’hui le passer à prier pour nos frères […]. Alors nous ne sommes plus tentés, comme les apôtres avant la Passion, de chercher à savoir « lequel d’entre eux est le plus grand ? », quelle communauté a la préférence de Dieu. Au contraire, nous nous réjouissons avec chacun d’eux des grâces que le Seigneur leur donne, de ce qu’Il accomplit en eux et à travers eux ».
Pierre faisait ensuite des propositions concrètes que chacun pourrait appliquer, dont le sous-titre est Nous engager à ne plus critiquer. Pierre écrivait :
« Voici, à titre d’exemple, une liste de points concrets, dont chacun pourra s’inspirer :
– ne pas critiquer un frère ou une communauté, même en plaisantant ;
– quand quelque chose ne va pas dans ma communauté :
1) me considérer comme responsable et prier pour que cela s’améliore ;
2) ne pas parler à des personnes que je risquerais de troubler inutilement, sans régler le problème de fond ;
3) prier pour savoir à qui parler, le moment de le faire, et ce qu’il est bon de dire.
– Si, une fois ou l’autre, je me laisse à nouveau aller à la critique, écrire aux frères concernés ou à la communauté pour lui demander pardon, qu’il soit ou non au courant de cette critique »[21].
Conclusion
La vie fraternelle est une grâce qui nous est faite pour progresser ensemble sur la voie de la sainteté, nous soutenir et nous encourager. La vie communautaire est exigeante et peut nous paraître parfois contraignante. C’est qu’il nous faut encore progresser pour comprendre et désirer cette exigence, qui est celle de l’amour. St Paul nous y invite dans l’hymne à la charité :
« L’amour prend patience, l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout.
L’amour ne passera jamais » (1 Co 13, 4-8).
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[1] Retraite des trois semaines, 15 septembre 1976.
[2] Week-end communautaire, 21 juin 1981.
[3] Week-end communautaire des premiers engagements communautaires, 18-19 juin 1977.
[4] Week-end communautaire, 22 septembre 1979.
[5] Session de Paray-le-Monial, juillet 1977.
[6] Session de Paray-le-Monial, 5 juillet 1979.
[7] Témoignage de Pierre Goursat, juillet 1986.
[8] Intervention lors d’une retraite de la Fraternité de Jésus, Paray-le-Monial, 9 août 1978.
[9] Retraite de la Fraternité de Jésus, Paray-le-Monial, 9 août 1978.
[10] Session de Paray-le-Monial, 9-14 juillet 1977.
[11] Intervention lors d’une retraite de la Fraternité de Jésus, Paray-le-Monial, 8 août 1978.
[12] Session de Paray-le-Monial, 9-14 juillet 1977.
[13] Retraite de Fraternité de Jésus, Noël 1980.
[14] Tertullien, Apologétique, n. 39 § 7.
[15] Week-end communautaire, 1er avril 1979.
[16] Retraite de la Fraternité de Jésus, Pâques 1982.
[17] Week-end communautaire, 20 septembre 1981.
[18] Week-end communautaire, 27-28 novembre 1976.
[19] Entretien, 23 mai 1976.
[20] Benoît XVI, Angelus, Castel Gandolfo, 4 septembre 2011.
[21] Pierre Goursat, L’exercice de la charité, Il est Vivant !, n° 19, juillet 1978, 12.